A notre table de Noël, l’inespéré.
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Le premier de mes noëls dont je me souviens a été le silencieux et triste
théâtre d’une tragédie domestique.
On m’a réfugié sur le canapé et je suis resté là, à ne plus bouger. Mes
compagnons furent un sapin qui clignotait avec un air de pitié, et derrière le
sapin un téléviseur éteint. Nous étions tous les trois comme punis. De l’autre
côté du mur, quelques derniers murmures de la tragédie, sans doute l’épilogue.
Par la fenêtre, le noir quasi sacré des mélèzes.
Ce n’était pas vraiment le soir de Noël – j’ai dit « soir de Noël" pour
faire roman, c’était plutôt un de ces soirs juste d’avant, peut-être d’après.
L’ombre de cette soirée-ci, à peine enneigée, se posa sur ce Noël-là et
s’appesantit longtemps après sur chacun des Noël de mon enfance et de ma
jeunesse. J’en vins à détester jusqu’au nom. La seule chose qui m’ennuyait un
peu, c’était d’avoir à dire merci devant les cadeaux et d’aller d’embrassade en
embrassade. Parfois, il y avait une messe de minuit où je voyais des gens
heureux s’embrasser. Je dois le confesser, c’était pour moi un répit parce que
je pouvais ne plus faire semblant.
*
Toi aussi, peut-être, tu n’as plus que des cadeaux comme consolation. Ce monde
de consternation, ces tableaux de querelles familiales à la queuleuleu, ces
publicitaires diplômés patentés, ils ont fait de toi cet être tout d’un bloc et
tête baissée, un peu nerveux qui scrute les cadeaux dans les obscurs placards
de tes appartements. Tu te débats dans l'attente comme un petit chat au fond
d'un sac. Tu deviens de plus en plus raide parce que les années passent et -tu
le constates- il n’y a rien dans les paquets. Les emballages sont beaux mais
ils sont creux, chargés qu’ils sont des lumières de la ville et du supermarché.
Les cadeaux sont de trop parce qu’ils signent l’absence, tout le monde le sait
et tout le monde le tait.
Nous avons fait une bêtise en lui tournant le dos et nous feignons tous de
trouver cela normal. Il arrive que nous l’oubliions tout à fait. Il est là
pourtant, il se tait, sa parole est silencieuse, il est là, dans un coin de la
galerie marchande, dans un square, sous un porche, il pourrait dire « je suis
là » mais il est discret ; lui seul sait attendre, il attend son cadeau, il
attend qu’on se tourne vers lui. Il n’est pas comme ce gros balourd tout rouge
et blanc, avec sa barbe en plastique, qui se rit des enfants. Celui-ci, de
toute façon, c’est un imposteur. Un qui n’arrive pas à la cheville de celui
dont parle celui qui dit qu’il n’est pas digne de lui retirer les sandales.
C’est que bon petit papa noël fait payer chèrement ses compliments. On dit de
lui qu’il emploie des rennes pour pousser son traineau mais cela aussi est
faux, tu le sais, dans son lugubre laboratoire, Père Noël fait trimer des
gosses pour déposer à d’autres gosses le superfétatoire. Sur le trajet, un peu
sur le côté, dans l’ombre des étoiles, il y a les désœuvrés. Sur son passage,
il en écrase quelques-uns. Ce sont ceux qui n’ont pas la force de dresser la
table et ceux qui dressent une table en se faisant enguirlander, ceux parmi eux
qui n’ont ni table ni jouet ni sapin ni guirlande.
« Qu’est-ce que cela que vous me dites ? » penses-tu… ou plutôt feins-tu de
penser... Parce qu’au tréfonds de toi, tu as déjà compris ! Tu espérais un
cadeau, tu as regardé tout autour quelques signaux, tu as regimbé, tu as
détricoté tes journées et voici enfin le paquet. Livré pour toi. De la part de
« mémé ». « Mémé qui ? ».
Veux-tu savoir le dire ? Ce qui te manque, c’est le don. Donne-toi l’usage du
don. Permets-toi de recevoir le don. Ecoute, là, au-dedans de ta crèche à toi.
N’entends-tu pas une petite voix dans le souffle chaud des animaux, ne sens-tu
pas ce grain de paille, sous la poutre d’amour, qui t’appelle et qui t’espère.
Offre-lui ton cadeau, il t’offrira le cadeau, celui que tu attends en ton lieu
véritable. Noël à ta porte, Noël pour de bon ! Un noël inespéré.
*
Alors à notre table de Noël, il n’y aurait pas de mets coûteux et raffinés, ni
de vins, ni d’eau gazeuse. Ni mille lumières, ni paillettes qui collent au sol,
ni pralinés sursucrés. Nous n’aurions qu’une flamme ou deux et du bon pain
généreux de graines, du beurre et des cristaux, des noix et une pomme à
partager, quelque fromage qui sentirait la terre et les vaches des montagnes,
un carafe d’eau en terre, une soupe épaisse. Nous mangerions en écoutant le
silence. Nous nous ferions passer les psaumes comme d’autres les plats. Nous
prendrions le pain à pleine main et la soupe à pleine louche. Et l’amour à
pleins regards. En nous penchant un peu, le dos courbé, nous nous souririons.
Au bout de la table, entre deux petites bougies, nous aurions posé la crèche et
l’Enfant et nous les vénérerions, mine de rien, sans ostentation, sans oser le
dire, sans avoir à le dire. Peu avant minuit, nous partirions à la messe et
quand nous reviendrions avec l’amour et la paix dans la besace de nos cœurs,
nous partagerions une bonne tisane avec un petit gâteau de sable, ensuite, nous
nous enlacerions et nous nous souhaiterions la Bonne Nouvelle et seulement
enfin la bonne, la douce nuit.
Olivier Risser, 20 décembre 2024